Jean Dubuffet, peintre et sculpteur français, est l’un des artistes majeurs du XXe siècle.
Le théoricien de l’Art brut déclarait : « Tout est paysage ». En parcourant ses nombreuses séries, on remarque en effet que le paysage y est omniprésent et protéiforme : Paysages grotesques, Tables paysagées, Lieux momentanés, Jardins, Célébration du sol, Cartes, Arbres, Sites tricolores, Lieux abrégés…
Pour l’artiste « le paysage était le lieu du questionnement ». Ceci est parfaitement illustré dans Paysage au ciel rougeoyant actuellement visible à la galerie et présenté ici.
Dubuffet entretient une ambiguïté avec le paysage comme genre de la peinture classique. Dans son œuvre, le paysage n’est jamais ni historique, ni héroïque, ni bucolique. Ses paysages sont des magmas picturaux poétiques et mystérieux.
Théoricien de l’Art brut, Dubuffet est fermement opposé à la notion de culture : « Quand viennent s’installer les estrades pompeuses de la culture, sauvez-vous vite : l’art a peu de chance d’être de ce côté. »
L’artiste commence ainsi par rompre avec sa propre culture. Il divorce, et abandonne l’affaire familiale pour se consacrer à la peinture. Puis, c’est la culture occidentale toute entière qu’il faut abandonner. Dubuffet séjourne trois fois dans le désert du Sahara : il veut y faire « table rase » pour parachever son « déconditionnement ».
Dubuffet récuse toute influence des œuvres du passé et ne reconnaît une affinité qu’avec les dessins d’enfants et de malades mentaux. C’est en les collectionnant que Dubuffet décide de les nommer Art brut. Michel Ragon, grand défenseur de cet art, disait : « L’aliénation n’est-elle pas une forme de contestation dominante ? Nombre de psychiatres ont assimilé génie et folie. »
Dans son ouvrage Notre art dément, François Lehel recense la folie dans l’art, et les grands artistes sont peu nombreux à échapper à son diagnostic.
Il faut pourtant reconnaître une certaine parenté entre les œuvres de Dubuffet et les œuvres des expressionnistes comme Oskar Kokoschka, James Ensor, Chaïm Soutine, mais aussi Georges Rouault, Marc Chagall et Paul Klee dont cette phrase correspond si bien à Dubuffet : « Ce qui manquera toujours, c’est la terre et le peuple. »
Dans ce rapport ambigu avec la culture, Dubuffet joue avec les genres de la peinture et traite les corps et les portraits comme des paysages. Les traits déformés et les strates telluriques donnent naissance à des effigies mystérieuses. « J’éprouve que portraits et paysages doivent se rejoindre, et c’est à peu près la même chose. Je veux des portraits où la description emprunte les mêmes mécanismes que ceux pour une description de paysage, ici rides et là ravines ou chemins, ici nez, là arbres, ici bouches et là maison. » affirmait Dubuffet.
L’artiste mêle la figure au paysage, parfois comme des êtres évoluant dans un espace, et parfois, avec beaucoup d’humour et de poésie, Dubuffet suggère les figures grâce à de simples signes ou à des traces, comme des empreintes ou des graffitis laissés par un personnage de passage. L’artiste créé ainsi une énigme entre « nature et créature ».
Cette même ambiguïté se retrouve dans la représentation des nus par Dubuffet. Ces grands corps, traités en magmas de matière, se rapprochent des Paysages sexués d’André Masson que Dubuffet rencontre en 1920.
La frontalité de ces figures féminines rappelle également les statuettes d’Art premier qui ont fasciné les artistes occidentaux du début du XXe siècle.
Dubuffet a sans doute été marqué par la collection d’Art africain de Guillaume Apollinaire, ce dernier a en effet largement contribué à la reconnaissance des Arts premiers. Apollinaire partageait certaines convictions de Dubuffet, comme celle de vouloir abolir la frontière entre l’art savant et l’art populaire. Il disait à ce sujet « C’est justement l’art que je voudrais bannir des arts ou sinon l’art, sinon l’artiste et celui qui fait tout en artiste, qui attache plus de prix à un diamant qu’à une boîte d’allumettes, à une rose qu’à un hareng saur, et l’esprit à toute la nature. »
L’une des collections d’Art premier la plus importante à ce moment-là est celle d’André Breton. Sa collection va inspirer un grand nombre d’artistes.
L’œuvre Paysage au ciel rougeoyant présentée à la galerie s’inscrit dans la série des Paysages du mental – ou Paysages mentaux – que Jean Dubuffet commence en 1951.
L’artiste raconte : « J’ai eu l’impression que certaines de ces peintures aboutissaient à des représentations qui peuvent frapper l’esprit comme une transposition du fonctionnement de la machinerie mentale […]. C’est pourquoi je les ai dénommées Paysages mentaux. Dans de nombreux tableaux de ce groupe, j’ai par la suite, oscillé continuellement entre le paysage concret et le paysage mental, me rapprochant tantôt de l’un, tantôt de l’autre. »
Tout au long de son œuvre, l’artiste va en effet mêler monde matériel et monde mental. Créer de nouveaux lieux mentaux, c’est donner plus de place à sa pensée, lui permettre de s’agrandir. Pour cela, Dubuffet a envie de tout peindre.
Le critique d’art Michel Ragon souligne l’intérêt de l’artiste pour « La sensualité des choses communes : la poussière, la boue, le goudron, les pierres. Mais aussi le cosmos. La physique et la métaphysique. »
Paysage au ciel rougeoyant est composé d’épais aplats de peinture dans une palette restreinte aux tonalités telluriques. L’œuvre est découpée en deux pans : le ciel et la terre. Ces deux espaces sont dynamisés par des lignes et des signes hiéroglyphiques. Ce n’est pas une peinture abstraite – Dubuffet s’oppose à l’abstraction – mais la vision géologique d’un espace mental.
Mathilde Gubanski
© Mathilde Gubanski / Galerie Diane de Polignac, 2020