L’ART VIENT À VOUS N°8

Les Madones de Foujita

foujita - mere et enfant c 1959 newsletter art vient a vous 8

Foujita
Mère et enfant, 1959 ca.
Aquarelle, gouache et encre sur feuilles d’or appliquées sur
papier contrecollé sur carton, 23 x 18,5 cm
Collection particulière, Paris
Crédit photo : Courtesy Archives Artistiques Sylvie Buisson, Paris
© Fondation Foujita / ADAGP, Paris, 2020

Peintre moderne japonais, Léonard Tsugouharu Foujita est une figure incontournable de la peinture avant-garde du XXe siècle. Artiste franco-japonais, il allie dans ses œuvres la délicatesse et la finesse de la peinture orientale et l’audace de la peinture moderne occidentale. Au cœur de son œuvre, se trouve indéniablement la figure de la femme: du nu à la vierge voilée, elle n’a cessé d’être pour Foujita une source d’inspiration.

Le souvenir d’une mère partie trop vite

Le peintre Foujita naît dans une famille aisée et éclairée, ouverte aux idées progressistes, tournée vers l’Occident et la modernité. Le père de Foujita, général de l’armée impériale nippone et médecin, soutient très tôt son fils dans sa vocation d’artiste. Sa mère, Masa, est une figure aimante et rassurante, qui règne sur la fratrie des quatre enfants. Foujita est particulièrement proche d’elle : c’est une figure centrale dans sa très petite enfance.

Mais le drame arrive : il perd prématurément sa mère, à peine âgé de cinq ans. Cela se passe à l’été 1891, à Kumamoto sur l’île de Kyushu, où la famille vit depuis trois ans. « Mon vieux domestique arrive à l’étang pour nous chercher, la maison était silencieuse. J’ai trouvé ma mère froide, habillée de blanc, entourée d’un paravent retourné » confie Foujita. C’est une déchirure pour le petit enfant qu’il est. L’image de sa mère froide et livide le marquera profondément. La figure maternelle sera irremplaçable et Foujita se réfugie alors pleinement dans le dessin, dans la peinture : ce sera sa respiration, son énergie vitale.

Foujita au coeur de l’École de Paris

Après une formation à l’École des beaux-arts de Tokyo, l’artiste peintre Foujita quitte le Japon pour la France, pour son plus grand plaisir. Il arrive à Paris le 6 août 1913 pour un voyage d’études de trois ans. Il s’installe dans le quartier cosmopolite de Montparnasse, la Nouvelle Athènes après Montmartre, qui jouit d’une ébullition artistique totale. Montparnasse, c’est pour Foujita un rappel de l’ukiyo, le « monde flottant » des quartiers chauds de Tokyo avec ses bordels, ses chashitsu (salons de thé) et ses théâtres kabuki.

Dès son arrivée, le peintre Foujita rencontre Pablo Picasso et plonge dans l’univers des avant-gardes. Il s’immerge pleinement dans le groupe cosmopolite des peintres de l’École de Paris avec qui il noue des liens forts. Ce sont les étrangers Pablo Picasso, Amadeo Modigliani, Ossip Zadkine, Chaïm Soutine, Marc Chagall, Kees van Dongen et Constantin Brancusi ; et les français Guillaume Apollinaire, André Derain, Georges Braque et Marie Laurencin. De ses amitiés naissent des inspirations mutuelles et des chocs esthétiques forts.

amedeo modigliani - la femme aux yeux bleus c 1918 newsletter art vient a vient vous 8

Amedeo Modigliani
La Femme aux yeux bleus, 1918 ca.
Huile sur toile, 81 x 54 cm
Musée d’Art moderne de Paris

L’art de Foujita, un pont entre l’Orient et l’Occident

Très tôt le peintre Foujita est attiré par la modernité de l’Occident. La France le fascine, Paris surtout. Déjà enfant, il avait demandé à étudier le français dans l’école catholique des frères marianistes à Tokyo. Lorsqu’il arrive à Paris, il s’imprègne pleinement de l’art occidental, sans renier pour autant son identité japonaise. Trop âgé pour fréquenter l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, c’est en autodidacte qu’il se frotte à la peinture occidentale. Il prend alors une carte de copiste au Louvre -pendant la Grande guerre, il s’y rend jusqu’à trois fois par semaine- qu’il explore avec un enthousiasme mêlé de curiosité et d’excitation, avec une soif d’apprendre, de découvrir et d’innover. Tout l’intéresse, notamment l’art antique dont il apprécie le hiératisme et la rigueur, et la peinture italienne pour sa grâce. « On me prédisait que je serai le premier peintre du Japon, mais c’était le premier peintre de Paris que je rêvais d’être ; il me fallait aller aux sources » confie Foujita.

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Anonyme crétois
Vierge à l’Enfant, 1500 ca.
Huile sur bois, 33,2 x 33,2 cm
Musée du Louvre, Paris

leonard de vinci - la vierge aux rochers 1483 1486 newsletter art vient a vous 8

Léonard de Vinci
La Vierge aux rochers, 1483-1486
Huile sur bois transposé sur toile, 199 x 122 cm
Musée du Louvre, Paris

Confronté à la peinture des grands maîtres et à la révolution artistique des avant-gardes, Foujita décide d’être le pont entre les deux identités artistiques européenne et japonaise. « Il prend conscience très rapidement qu’il lui faut repenser non seulement sa peinture, mais aussi sa culture, et se façonner un avenir soit en rupture, soit en conciliation » écrit Anne Le Diberder.

L’artiste Foujita opte donc pour la conciliation, voire « l’hybridation » selon le terme de Sylvie Buisson qui souligne d’ailleurs : « Aucun autre artiste japonais avant lui n’a osé transgresser les conventions de son pays. Les précieuses estampes nishikie l’enchantent au même titre que les madones du gothique et de la Renaissance. » Et l’artiste d’affirmer son idéal : « Allier la rigueur du trait japonais à la liberté de Matisse. »

D’un point de vue technique, l’artiste allie aussi les deux héritages. Alors que les avant-gardes privilégient les larges brosses, Foujita utilise le pinceau fin de la peinture minutieuse de l’Orient, et se frotte à la peinture à l’huile, propre à la peinture occidentale. Il perfectionnera d’ailleurs tout au long de sa carrière sa technicité, allant jusqu’à marier l’huile et l’eau sur un même support.

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Parmigianino dit Le Parmesan
La Vierge tenant l’Enfant Jésus, adoré par un ange, 1535 ca.
Sanguine, rehauts blancs. Mise au carreau à la sanguine,
19,8 x 12,3 cm
Musée du Louvre, Paris

Du nu à la Madone, la femme célébrée

La femme est indéniablement au cœur de l’œuvre du peintre Foujita. L’artiste aime les femmes qui sont pour lui une source inépuisable d’inspiration. Dans l’ébullition et la fureur des années folles, Foujita jouit d’un franc succès avec ses nus féminins à la blancheur opaline, au teint de porcelaine et aux postures lascives, finement érotiques : un sujet d’une grande audace d’ailleurs pour un peintre japonais. Ses modèles, ce sont bien sûr ses épouses successives : Fernande, Youki, Madeleine et Kimiyo, les égéries de Montparnasse : Misia Sert, Aïcha et Kiki, et des milliers d’autres modèles –Foujita confie avoir eu plus de 3000 modèles au coeur des années folles!– recrutées au Dôme et à La Rotonde notamment.

Mais dès ses premières années parisiennes, l’artiste est également attiré par des sujets mystiques et religieux. Pour sa quatrième exposition personnelle à la Galerie Chéron à Paris en 1919, l’artiste expose vingtcinq Compositions mystiques. Ces oeuvres étonnent, surprennent. Et pourtant, l’artiste jouisseur et noctambule, développe très tôt une sensibilité mystique. Chez lui, « le Bouddhisme, le Shintoïsme et le Catholicisme ne font qu’un dans son esprit. À Montparnasse, l’étude de la Kabbale et de l’astrologie sont le fait d’initiés dont font partie Foujita, Modigliani et Max Jacob notamment, ainsi que Zadkine qui l’invite à la Ruche pour lui révéler sa Tête de Bouddha doré. Montparnasse se révèle être le territoire des libertés, des échanges et de la spiritualité partagée, dont Foujita avait rêvé » commente Sylvie Buisson. Et cette dernière de souligner : « Pendant que Chaïm Soutine vénérait Rembrandt au Louvre jusqu’à déifier une carcasse de boeuf, Foujita y interrogeait les maîtres des madones. » D’emblée le sens du sacré est mis en scène par l’usage de la feuille d’or qui apparente ses tableaux à de petites icônes, un écho direct à l’art byzantin.

Dans ses premières madones, le peintre Foujita réalise cette conciliation de l’art japonais et occidental. L’estampe japonaise l’influence, notamment dans le décadrage du sujet, de même que la modernité des avant-gardes l’inspire dans le traitement du corps : corps étirés chez les personnages d’Amadeo Modigliani, figures longilignes, évanescentes dans les oeuvres de Marie Laurencin, figures oblongues chez Brancusi.

Mais ce sont aussi les Primitifs italiens, notamment siennois, qui marquent Foujita. Encore proches de l’art byzantin avec leurs peintures dorées à la feuille, ces artistes cherchent à insuffler la vie dans leurs personnages représentés.

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Simone Martini & Lippo Memmi
L’Annonciation entre saint Ansan et sainte Maxima, 1333
Tempera sur bois, 265 x 305 cm
Galerie des Offices, Florence

Chez Foujita aussi, les personnages même statiques, évoquent un mouvement, comme dans cette Mère et enfant de 1918 dans laquelle la femme éveille l’attention de son nouveau-né en balançant de ses doigts une paire de cerise, dans une composition tendre et candide.

foujita - mere et enfant 1918 newsletter art vient a vous 8

Foujita
Mère et enfant,1918
Aquarelle, gouache, encre de Chine et application de feuilles d’or sur papier, 41,6 x 31,2 cm
The Lewis Collection
© Fondation Foujita / ADAGP, Paris, 2020

Chez ses madones, la ligne est souple, harmonieuse, même lorsque la posture est exagérée, désaxée. Quatre années passées à l’Akadémia Duncan à Paris ont été aussi formatrices pour l’artiste qui s’est intéressé de près à la danse.

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Foujita
Maternité, 1952
Gouache, aquarelle, encre de Chine et feuille d’or sur papier,
28,2 x 24 cm
Collection privée
© Fondation Foujita / ADAGP, Paris, 2020

Dans les années 1950, les Madones de l’œuvre de maturité sont traitées différemment. L’artiste gagne en assurance et ses compositions, comme ses madones, témoignent d’une virtuose technique, alliant finesse et délicatesse.

Ses madones sont alors représentées dans de véritables mises en scène, dans le sillage des madones de Raphaël, de Leonard de Vinci… À l’apogée de la  Renaissance italienne. Superbement drapées, voilées, elles sont parfois placées au cœur d’un décor architectural, comme à la Renaissance qui découvrait la maîtrise de la perspective.

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Foujita
La Vierge noire, 1963
Huile sur toile, 60,9 x 38,2 cm
Musée des beaux-arts de Reims
© Fondation Foujita / ADAGP, Paris, 2020

Elles sont aussi au cœur d’icônes majestueusement orchestrées, comme cette Vierge noire entourée d’anges pour laquelle l’actrice afro-américaine Marpessa Dawn a prêté ses traits.

Le traitement des corps reste dans ces madones de la maturité marqué par une stylisation des figures : les mains longilignes présentent des doigts arachnéens, ce qui renvoie aussi bien à la peinture japonaise qu’au maniérisme italien.

Les madones de l’artiste peintre Foujita, ma donna en italien, représentations de la Vierge Marie, sont avec Foujita des figures énigmatiques. Inspirées probablement de la grande Vierge Marie qui ornait l’entrée de l’école des frères marianistes, elles ne versent pas totalement dans le religieux, restant à la frontière du profane et du sacré. À l’auréole se substitue le voile pudique, qui voile ou qui dévoile. Attribut féminin, le voile couvre autant qu’il suscite la curiosité, la sensualité. Il cache autant qu’il révèle la finesse, la douceur d’un visage : velum en latin signifie aussi bien le voile que le verbe révéler.

Ces madones sont aussi le prétexte pour mettre en scène des maternités. Très tôt, il s’intéresse à ce sujet : au Salon d’Automne à Paris de 1919, il expose entre autres une maternité. Chez le peintre Foujita, la mère et l’enfant sont des sujets privilégiés. L’enfant n’est jamais vraiment l’Enfant Jésus, de même qu’il n’est jamais vraiment un petit garçon. Figure androgyne, c’est plutôt sous les traits d’une fillette qu’est représenté le bambin. L’enfant intéresse l’artiste aussi bien que la mère, prenant souvent pour modèle les enfants de ses amis, de ses marchants. Ces compositions sont le support de scènes tendres et délicates, représentant quelques fois le sujet de l’allaitement maternelle : la mère donnant le sein à son enfant plonge le spectateur au cœur même de l’intimité de la maternité.

La consécration de son oeuvre mystique : la construction de l’église Notre-Dame de la Paix à Reims

Les racines mystiques que le peintre Foujita a développées dès son plus jeune âge, il suit les cours des frères marianistes à Tokyo « rien que pour voir des images pieuses » confie Foujita, provoquent chez l’artiste une crise mystique dans la dernière  période de sa vie. Le 18 juin 1959, l’artiste visite Reims avec son ami Georges Prade et la basilique Saint-Rémi. Devant le tombeau de l’évêque, Foujita est foudroyé par la grâce. Cet appel mystique le bouleverse profondément et radicalement. Il se convertit au catholicisme et se fait baptiser avec sa femme Kimiyo le 14 octobre 1959 à la cathédrale de Reims. « Cette date marquera sans doute […] une double évolution tant sur le plant spirituel que sur le plan artistique » remarque Georges Prade. Foujita prend le prénom baptismal de Léonard, en hommage au maître de la Renaissance qu’il admire tant.

Installé dès le début des années 1960 dans sa maison à Villiers-le-Bâcle dans l’Essonne, il vit avec Kimiyo une retraite mystique et artistique, et multiplie ses madones.

La consécration de ce revirement mystique trouve son point d’orgue dans la réalisation de la chapelle Notre-Dame de la Paix à Reims, construite de concert avec l’architecte Maurice Clauzier dans le style roman, sous le patronage de René Lalou, président des champagnes Mumm. Elle lui rappelle la petite église qu’il fréquentait sur son chemin de l’école à Tokyo. Le peintre Foujita s’occupe intégralement du décor de cette église, des vitraux jusqu’aux ferronneries. L’artiste couvre aussi et surtout deux cents mètres carrés de fresques qu’il peint comme des aquarelles. Au cœur de cette entreprise, se dresse dans l’abside une majestueuse Vierge à l’Enfant : ses larges draperies forment une figure pyramidale, centrale, au centre d’une assemblée de femmes priantes, aux visages délicats, en vénération. Kimiyo elle-même a prêté ses traits parmi l’assemblée en dévotion. Auréolée, le visage incliné, vue de profil, cette Vierge pleine de grâce se mesure aux vierges des icônes byzantines et invite au recueillement et à la prière.

En octobre 1966, l’église est inaugurée et l’artiste déclare : « Cette chapelle, je l’ai faite pour expier quatre-vingts années de péchés. » À quatre-vingt ans, il réalise sa dernière grande œuvre, l’écrin idéal pour ses madones qui n’ont cessé de l’inspirer, de l’habiter.

Astrid Monteverde
© Astrid Monteverde / Galerie Diane de Polignac, 2020

foujita - la vierge et enfant fresque 1966 newsletter art vient a vous 8

Foujita
La Vierge et l’enfant, fresque, (détail) 1966
Chapelle Notre-Dame de la Paix, Reims
© Fondation Foujita / ADAGP, Paris, 2020

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