La figure animale traverse de part en part l’œuvre colossale de Bernard Buffet. Lui qui dès l’enfance excellait en sciences naturelles, allie la prouesse technique du dessin à son style anguleux pour dépeindre à travers le milieu animal l’âme humaine, ses sentiments et ses vicissitudes.
Dès les premières œuvres de Bernard Buffet et dans le style misérabiliste des années 1940 marquée par une palette restreinte aux tons sourds et une économie de moyens, la figure animale occupe le champ pictural de Bernard Buffet. Protagonistes des premières natures mortes, les animaux sollicités, tels Le coq mort ou Le Lapin écorché mettent en scène de manière crue la pauvreté et le dénuement. Ces bêtes décharnées réduites à leurs états de carcasses renforcent l’état de désespoir qui se dégage de ces natures mortes, exhibant une solitude et une pauvreté cruelles, et provoquent chez le spectateur malaise et pitié. En peignant l’animal dépecé, l’artiste vient sonder les turpitudes de l’âme.
Dans le sillage d’un Jean-Baptiste Siméon Chardin, Bernard Buffet sait aussi mettre majestueusement en scène le règne animal. Le milieu aquatique l’intéresse particulièrement. Bernard Buffet dédiera d’ailleurs tout un cycle de peintures sur le thème de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. Parmi tant d’autres, le sujet de la raie est souvent employé, décliné dans des styles différents, d’une grande économie de moyens à un style plus expressionniste, au graphisme appuyé. L’animal devient le seul protagoniste, occupant intégralement la surface du tableau dans le tableau Les Deux Raies.
Bernard Buffet utilise aussi la figure animale pour personnifier un sentiment, un état d’âme, un comportement humain. Tels de véritables portraits, les animaux de Bernard Buffet sont peints tels des personnes dans ses peintures. Du plus petit insecte aux plus gros mammifères, c’est tout le milieu animal qui est exploré.
Dans l’esprit cabinet de curiosité, papillons et autres insectes épinglés, oiseaux empaillés et squelettes de poisson se déclinent sur différentes tailles, brouillant les échelles et les ordres de grandeur. L’artiste confesse d’ailleurs : « La passion des insectes m’a pris quand je suis entré en sixième, au lycée Carnot à Paris. Je la dois à mon professeur de sciences, Jean Roy : le jeudi, il m’emmenait au Muséum. » Cette passion conduisit même l’artiste à y consacrer toute une exposition intitulée Le Muséum de Bernard Buffet à la Galerie David et Garnier à Paris en 1964, réitérant son attachement pour ce sujet déjà présenté lors de l’exposition de dessins Le Bestiaire à la Galerie Visconti à Paris en 1954.
Tout au long de son œuvre, Bernard Buffet a décliné la figure animale dans ses tableaux. Loin d’un Albrecht Dürer
et de son style naturaliste, les animaux de Bernard Buffet sont traités dans une veine expressionniste, brossant en quelques coups de pinceau les caractéristiques majeures de chaque espèce.
Sur un fond neutre, uni, l’animal se détache magistralement. En brouillant les échelles et en confrontant les tableaux entre eux, Bernard Buffet renverse également les attributs et les associations d’idées que l’on peut y associer. En peignant et individualisant insectes et grands mammifères, l’artiste les met d’emblée sur un pied d’égalité. Aussi élégante que majestueuse, la libellule avec ses pattes longues et effilées fait figure de force, malgré sa taille, petite et fragile. À l’inverse l’éléphant, balourd et hommasse, traité par un graphisme rond et des formes enveloppantes, semble doux et inoffensif. Le loup, tête en avant et pattes écartés, est prêt à bondir sur sa proie, rusé et opportuniste. Quant aux Deux boucs, leurs regards durs et leurs cornes arquées reflètent colère et irascibilité.
La dernière exposition à laquelle Bernard Buffet assiste s’appelle Mes Singes. Cette série thématique qui est présentée en 1999 à Paris renoue avec le goût de Bernard Buffet pour la peinture animalière. C’est toute une galerie de plusieurs dizaines de singes en tous genres: chimpanzé, gibbon, gorille, orang-outan, hurleur, macaque… que l’artiste présente alors. Peints de face ou de trois quarts, ces animaux arborent une palette d’expressions mêlant mélancolie, tristesse et désespoir. Ils rappellent étrangement la série des clowns si caractéristiques dans l’œuvre de Buffet. Or rien de clownesque ni de drolatique ni dans ces personnes scéniques ni dans ces animaux. Ces expressions simiesques sont le reflet de l’âme humaine et de ses tourments. En fixant le spectateur, ils incitent ces derniers à s’interroger sur eux mêmes. Ils rappellent également les singeries de Jean-Baptiste Siméon Chardin dans lesquelles l’animal singe l’homme. De la même manière que Bernard Buffet s’identifiait à ses clowns, faut-il voir dans cette galerie simiesque une autre galerie d’autoportraits ? En utilisant l’adjectif possessif dans l’intitulé de cette série, l’artiste nous donne une clé de lecture.
Caractéristiques des dernières œuvres de l’artiste, ce singes sont traités dans le style expressionniste : une peinture forte et triviale, travaillée au doigt ou avec le manche du pinceau, qui rappelle le bad painting développé dans les années 1980.
En utilisant la figure animale, Bernard Buffet brosse les travers et les états d’âme du genre humain. Une manière pour Buffet de s’interroger sur l’homme mais aussi de nous livrer une partie de lui-même. Une double clé de lecture qui continue de nous questionner.
Texte : Astrid de Monteverde
© Astrid de Monteverde / Galerie Diane de Polignac