L’exposition se concentre sur un support: le papier, et une période: de 1944 à 1959, soit quinze années de travail intense du peintre Gérard Schneider, durant lesquelles l’artiste passe d’un laboratoire de formes et de couleurs à l’assurance d’un geste calligraphié.
Moment crucial dans l’œuvre de Gérard Schneider, l’après-guerre est pour l’artiste l’affirmation de l’abstraction comme seule voie possible, une abstraction en rupture avec les précurseurs de la première moitié du XXe siècle: une abstraction gestuelle.
C’est la naissance de ce geste et la mise en place de ce langage qui sont alors en jeu. Lentement les structures héritées de la géométrie s’effacent pour laisser place au lyrisme.
À travers une sélection de plus de soixante-dix œuvres, cette exposition permet de souligner combien cette période est importante dans l’œuvre de Schneider, combien les choix esthétiques sont riches de sens et en quoi le travail sur papier jette un éclairage singulier sur l’œuvre peint.
« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.» C’est avec cette célèbre formule que s’ouvre l’un des chapitres, Le Credo du Créateur, extrait du livre de Paul Klee, La Théorie de l’art moderne. Recueil de ses écrits des années 1920, l’ouvrage pose les bases de l’art moderne et plus particulièrement les fondements théoriques de l’abstraction en peinture. D’après Paul Klee, le rôle de l’art n’est pas tant d’imiter ou de reproduire la réalité mais plutôt de la dévoiler.
En 1944, le choix du peintre Gérard Schneider est fait depuis quelques années, c’est l’abstraction qui sera la voie à suivre pour mener à bien sa quête picturale.
En ces années marquées par la fin du conflit mondial, affronter le réel et en proposer une retranscription picturale est une problématique centrale. Quel peut être le Sujet de l’art ? Si l’on considère à nouveau le point de vue de Paul Klee, l’œuvre d’art étend notre perception du monde au-delà de nous-même. C’est en cela qu’elle rend le monde davantage visible et qu’elle peut d’une certaine manière donner à voir l’invisible.
Fort des enseignements de Cézanne et de Kandinsky, et de manière plus générale des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle, l’artiste Gérard Schneider va désormais explorer sans relâche ces possibilités infinies qui s’offrent à lui. Dans cet épisode fondateur de l’histoire de l’art, il aura pour compagnons de route des artistes majeurs tels que Hans Hartung, Pierre Soulages, Georges Mathieu. Des échos se font d’un artiste à l’autre, comme dans cette œuvre de 1952 ci-dessous illustrée. C’est ainsi qu’à cette époque, à Paris, avec ces artistes, accompagnés de galeristes et de critiques d’art passionnés que naît l’Abstraction lyrique.
Ces œuvres nous guident, tout au long de quinze années, aux côtés du peintre Gérard Schneider, dans une sorte de proximité et d’intimité qui nous font entrapercevoir les rouages originels du processus de création. Les petits formats, telles de véritables miniatures, explorent et questionnent avec maîtrise les problématiques de la composition classique.
La variété des supports et des techniques fait entrevoir cette liberté absolue dont le travail sur papier est synonyme. Dans de plus grands formats, c’est la confrontation du plein et du vide qui opère pour aboutir à la création de compositions audacieuses et radicales.
Des réminiscences d’une analyse géométrique de l’espace pictural à l’apparition d’un geste nettement calligraphié, cette période charnière est ici montrée avec justesse.
Il est essentiel de revenir sur cette notion de geste, ne parle-t-on pas d’ailleurs d’une abstraction gestuelle? Ce geste spontané, cette éruption qui en dehors de toute construction mentale antérieure, a sa propre existence, sa propre réalité, autonome. Dans la confrontation avec la toile, il peut subsister une « résistance» du matériau, des contraintes qui peuvent créer un décalage entre le geste initial et l’œuvre achevée. Dans le cas de l’utilisation du papier comme support, il en est tout autrement: le geste s’inscrit, vierge et brut sur la feuille. Il permet cette non préméditation de l’œuvre qui est un fondement de l’abstraction de l’artiste peintre Gérard Schneider.
Très vite cette force, cette véracité, que permet le travail sur papier va amener Gérard Schneider à radicaliser et simplifier son geste.
Dès le milieu des années cinquante, des encres acquièrent une réelle dimension calligraphique. Ce geste libre et maîtrisé est le parfait pendant à sa démarche globale – par le biais de laquelle il entend incarner dans le moment exact de la peinture – le geste: la réalité invisible des émotions et du psychisme, un réel lyrique.
Cette approche personnelle de la calligraphie est bien sûr à mettre en parallèle avec l’engouement que suscite l’œuvre du peintre Gérard Schneider au Japon dès cette époque et les nombreux échanges entretenus avec critiques d’art et calligraphes japonais, comme dans cette œuvre au fusain reproduite dans la revue d’art Bokubi.
Dans la pratique de Gérard Schneider, le travail sur papier n’est pas à proprement parler une anticipation de la toile: il lui est complémentaire et parallèle ; il ne s’inscrit pas dans le même temps. L’œuvre sur papier précède et succède à la toile et n’est en aucun cas une « répétition» ; elle est plutôt un espace, un moment de liberté qui va permettre puis faire écho à la confrontation avec la toile. Le papier est une permanence dans le temps qui maintient à disposition et en perpétuelle évolution, un ensemble de formes, de signes et de confrontations colorées. L’espace de la feuille de papier est à envisager comme le lieu physique de ce laboratoire, de cette fabrique des éléments picturaux constitutifs de l’art du peintre Gérard Schneider.
Ce dernier a toujours su combien ce support qu’est le papier devait avoir sa place dans la présentation de son œuvre au public. Gérard Schneider a tout au long de sa carrière choisi de concevoir des expositions incluant ou ne présentant que des œuvres sur papier. Si de grandes expositions ont présenté ses peintures de façon magistrale: à Bruxelles en 1953 et en 1962, à la Galerie Kootz à New York de 1956 à 1961, à Düsseldorf en 1962, à Turin en 1970, d’autres expositions mettent en avant spécifiquement ses œuvres sur papier: les expositions à la Galerie Louis Carré en 1951 (avec Hans Hartung et André Lanskoy), à la Galerie de Beaune en 1951 et à la Galerie Im Erker à Saint-Gall en 1961 et 1963 en sont quelques exemples.
Il faut aussi évoquer la dernière décennie de sa vie — décennie durant laquelle le travail sur papier deviendra l’essentiel de son activité. Avec l’apport de la peinture acrylique à la fin des années soixante, la couleur acquiert une présence et une force rarement égalée auparavant. De plus la rapidité d’exécution que cela lui autorise permet au geste de se libérer totalement et c’est donc vers le milieu des années soixante-dix que la production sur papier prend une ampleur jamais connue auparavant. Le point d’orgue sera le début des années quatre-vingt où, conservant les spécificités du travail sur papier, il renoue avec les grands formats, réalisant ainsi des œuvres rares et intenses.
Au cœur de l’œuvre du peintre Gérard Schneider, le travail sur papier des années 1940-1950 est une étape charnière dans l’affirmation du geste calligraphié et spontané comme processus clé d’une création non préméditée, jalon fondamental de l’Abstraction lyrique de Gérard Schneider.
Christian Demare et Astrid de Monteverde
© Christian Demare / Astrid de Monteverde / Galerie Diane de Polignac, 2020