« L’abstrait est peinture pure, libérée, pour traduire nos états intérieurs auxquels on donne formes et couleurs, alors que les anciens s’exprimaient par et malgré le figuratif. » Gérard Schneider
Pionnier de l’Abstraction lyrique avec Hans Hartung et Pierre Soulages, le peintre Gérard Schneider (1896-1986) est une figure essentielle de cette nouvelle abstraction libre et gestuelle qui naît à Paris dans l’immédiat après-guerre.
Suisse d’origine, l’artiste peintre Gérard Schneider se fixe à Paris en 1922, après s’être formé à l’École nationale des arts décoratifs et à l’École nationale des beaux-arts de Paris, dans l’atelier de Fernand Cormon. Les années 1920 et 1930 sont pour lui un long apprentissage des techniques et de l’histoire de la peinture : « J’ai fait tous mes classiques » aimait-il répéter. Au milieu des années 1930, Gérard Schneider assimile la révolution initiée par l’abstraction de Kandinsky, tout en explorant les nouveaux horizons apportés par le surréalisme. Il ne peint plus d’après nature dès 1935, et à partir de 1938 les titres de ses œuvres qui ne font plus référence au réel, s’intitulent Composition.
Vers 1944, sa peinture se concentre définitivement sur une abstraction radicale, affranchie de tout lien avec le monde réel et perceptible.
Les années qui suivent sont celles d’un laboratoire de formes et de couleurs durant lesquelles le peintre Gérard Schneider forge son vocabulaire et son style. Période charnière, la décennie 1945-1955 est une période cruciale. L’abstraction expérimentale de l’artiste évolue vers l’affirmation de sa propre expression artistique et les formes maîtrisées, hiératiques, laissent place à une écriture gestuelle, libre et spontanée, nerveuse et exaltée, qui trouve son point d’orgue dans la deuxième partie des années 1950 : «une abstraction dramatique» selon les mots de Marcel Brion, typiquement « schneidérienne».
«Après avoir expérimenté toutes les techniques, il en est venu à un éclatement de la forme et de la couleur. Et cette révolution s’est faite dans une grande véhémence.» Michel Ragon
Cette période est aussi celle des débuts de la reconnaissance pour Gérard Schneider. Son travail déjà présenté à Paris : chez les papesses de l’art abstrait Denise René et Lydia Conti, acquiert une renommée internationale. Son œuvre circule aussi en République Fédérale allemande lors de l’importante exposition collective itinérante Wanderausstellung Französischer Abstrakter Malerei entre 1948 et 1949. Surtout, sa peinture traverse l’Atlantique et est présentée pour la première fois aux États-Unis : d’abord à la Betty Parsons Gallery à New York aux côtés de Hans Hartung et de Pierre Soulages, en 1949 et en 1951; puis lors de la longue exposition collective itinérante Advancing French Art qui voyage à travers tout le pays, de Washington à San Francisco, entre 1951 et 1952. À cette occasion d’ailleurs, l’Opus 445 entre à la Phillips Collection de Washington.
L’année 1953 est une année phare durant cette période. Trois manifestations mettent en lumière l’œuvre de Gérard Schneider. La galerie Der Spiegel présente pour la deuxième fois son travail à Cologne. Schneider participe aussi et pour la première fois à l’Exposition Internationale d’Art à Tokyo. Enfin, une première rétrospective dans une institution muséale est organisée au Palais des beaux arts de Bruxelles.
Chez l’artiste peintre Gérard Schneider, l’abstraction ne vient pas d’une déconstruction de l’objet, telle que le propose l’aventure du cubisme, mais elle est l’expression d’une force intérieure. Rien de rationnel dans son approche, mais la force d’un tempérament lyrique qui s’épanche. Ni la nature environnante, ni l’objet déconstruit n’inspirent l’artiste. Seules des formes abstraites par elles-mêmes, expressives et dramatiques, l’obsèdent. Le cheminement des recherches que poursuit Schneider le conduit d’abord à «abstractiser » des formes (avant-guerre) puis à « travailler directement dans l’abstrait » (Michel Ragon), sans se référer au monde visible.
«Schneider n’abstrait rien. Non, il est lui-même abstrait dans le sens précis que Littré donne à ce participe passé devenu adjectif : Abstrait – qui n’a d’attention que pour l’objet intérieur qui le préoccupe.» Marcel Pobé
Schneider prend très tôt ses distances avec le géométrisme de l’entre-guerre. L’objet ne l’intéressant plus, l’artiste n’utilise pas de formes géométriques dans ses œuvres : ni cercle, ni carré ne figurent dans ses compositions. Schneider emploie alors la ligne qu’il a puisée dans l’apport de l’écriture automatique des surréalistes. Cette ligne, devenue courbe, sera propice au geste spontanée qui naîtra plus tard.
« Le trait est un élément dominant, un travail de vitesse où le mouvement est primordial, mais aussi cette rupture avec la nature où l’on cherche à l’intérieur de soi la source de l’inspiration. C’est le surréalisme qui a apporté cela, ce fut très important pour la naissance de l’abstraction lyrique et aussi pour les artistes américains.» Loïs Frederick
« Les peintures de Schneider, brossées d’un geste large, enlevées, procèdent en effet d’un certain automatisme. Schneider pose un pinceau sur la toile vierge qu’il imprègne d’une couleur qui au même instant devient forme.» Michel Ragon
Avec Gérard Schneider, la forme naît d’elle-même, presque comme une évidence. Mais pour atteindre la maîtrise d’une gestuelle assurée, l’artiste va tâtonner, expérimenter formes et couleurs sur la surface plane, à la recherche d’un nouvel espace pictural.
D’abord, il peint des formes cernées, comme enchevêtrées. «Ces formes dont il est le libre créateur, il limite instantanément leur liberté. À aucun prix, il ne faut qu’elles échappent à son contrôle» précise Marcel Pobé. Cette abstraction contenue, rigide, laisse pourtant déjà apparaître la courbe et la ligne oblique dans ce florilège de formes proposées, comme dans le tableau Opus 271 de 1945. Mais Schneider poursuit ses recherches et l’année suivante, c’est en plein élan lyrique qu’il peint l’Opus 316 où la couleur, constituante majeure, est rythmée par des arcs souples.
Entre 1947 et 1949, le peintre Gérard Schneider expérimente de grands aplats à la colle qui donnent corps à des formes organisées (cf Opus 375 de 1948), et se frotte aux principes de la peinture monumentale qu’il n’appliquera jamais, faute de commande. «Son art y gagne, pour quelque temps, une fermeté toute classique, une exemplaire monumentalité» souligne Marcel Pobé.
Gérard Schneider poursuit sa quête et peu à peu, tout son «arsenal de formes élaborées » (Marcel Pobé) s’efface au profit de la brosse souveraine qui vient scander la surface.
C’est dans ce sillage que s’inscrit l’Opus 47B de 1953 ici présenté. De larges brosses balaient la toile dans une puissante exécution. Des strates de couches picturales viennent ici travailler en profondeur la couleur, la sculpter.
D’abord une forme noire, forte, austère, qui se débat avec des ciels chargés — des bleus empereur, des bleus indigo — et toute une palette déployée : des mauves, des coups de brosses jaune paille, vert émeraude, des stries rouges, carmins et vermillons, et pour finir, comme une porte de sortie, deux tâches orangées sur le côté.
C’est une approche verticale, un édifice solide qui se dresse devant nous, telle une statue médiévale, un rappel peut-être inconscient de la sculpture romane que Schneider appréciait particulièrement.
Il y a même dans ces formes droites, hiératiques, un écho lointain aux masques tribaux de l’Art primitif africain que l’on (re)découvre au courant du XXe siècle, grâce notamment à la spectaculaire collection d’Arts primitifs d’André Breton, chef de file du surréalisme.
Dans l’Opus 47 B, le noir dominant joue un rôle structurant. Par contraste, les plages blanches, telles un appel d’air, sont une respiration. Des creux et des pleins se dessinent, comme une sculpture en demi-bosse.
La ligne semble raide et pourtant, deux stries rouges, telle une griffure sur le côté gauche, et cette morsure rouge en plein centre viennent contrecarrer cette solidité verticale. L’équilibre devient précaire, ce que renforce une légère ligne blanche, rajoutée au centre de l’œuvre, sinueuse, indolente. Tout est mouvement en devenir.
De cette œuvre forte se dégagent déjà les réflexes picturaux «schneidériens» : une couleur travaillée en profondeur par couches superposées et glacis, de larges et puissants coups de brosses et des stries nerveuses qui dynamisent l’ensemble. Schneider maîtrise ici tous les éléments de son langage qui lui permettront peu de temps après de libérer toute la puissance de son «abstraction dramatique».
Astrid de Monteverde
© Astrid de Monteverde / Galerie Diane de Polignac, 2020